LA GAZETTE DU CLUB DES MONSTRES |
NUMÉRO 169
par Jean-François Berreville
L'UNIVERS DÉCALÉ DE DAVID LYNCH
Disparu
le 15 janvier 2025, le cinéaste David Lynch était un
génie pour les uns, et pour dautres un Comme le créateur deffets spéciaux italien Carlo Rambaldi qui sétait dabord intéressé à la sculpture animée avant que le cinéma ne fasse appel à ses services, le réalisateur né le 20 janvier 1946 dans le Montana à Missoula est venu au cinéma de manière incidente, sa passion première étant également dévolue aux arts plastiques, et tout particulièrement à la peinture quil a étudiée à lécole Corcoran de Washington, à lécole du musée des Beaux-arts à Boston puis approfondie plus particulièrement à luniversité des Beaux-arts de Pennsylvanie. Il continua régulièrement à pratiquer lart pictural et il a eu loccasion de proposer en France des expositions consacrées à ses peintures expressionnistes et à ses lithographies, bien quil nobtînt pas en ce domaine une reconnaissance équivalente à celle dont bénéficie son cinéma. Cest à luniversité de Pennsylvanie quil approcha pour la première fois la réalisation en cherchant à donner du mouvement à ses peintures. Après un court métrage danimation, The Alphabet, il obtint un financement de lAmerican Film Institute pour réaliser The Grandmother, court-métrage utilisant comme décor son propre domicile et contant lhistoire dun garçon esseulé et souffrant d'énurésie qui plante une graine pour faire "pousser une grand-mère".
Un début de carrière sous le signe de la monstruosité Cette vision insolite préfigure lunivers de son premier long métrage, Eraserhead. Sa réalisation nécessita quatre années de tournage souvent nocturne, lorsque les acteurs étaient disponibles tandis que lui-même gagnait sa vie en livrant matinalement des journaux dans les boîtes aux lettres. Si le film déconcerta de prime abord le public à sa sortie en 1977, il finit par susciter au gré de sa programmation en seconde partie un véritable engouement qui lui vaut dêtre devenu un "film-culte" le peintre suisse Hans R. Giger avait même exprimé le souhait de travailler avec David Lynch, mais il rapporte que celui-ci lui aurait tenu rancune davoir selon ses dires pastiché sa créature pour imaginer celle dAlien (il songeait à la forme ftale dite "chestburster" évoquée dans lhommage récent à Roger Dicken qui la construite).
Earserhead est pratiquement dépourvu de dialogue, présentant un univers angoissant dans un cadre péri-industriel dont toute trace de nature est réduite à une branche desséchée plantée dans une motte de terre posée sur la table de chevet du personnage principal, Henry Spencer, joué par Jack Nance. Celui-là est le père dun curieux enfant aux allures de ftus animal couvert de bubons, peut-être victime de mutations dues à la pollution, comme le poulet rôti dont exsude une étrange substance, et la mère ne tarde pas à lui en laisser la garde. Celui-là accapare son attention par les soins constants quil nécessite et le détourne de sa jolie voisine sous le rire moqueur de lêtre, laquelle se laisse alors courtiser par un homme vulgaire. Le film comporte aussi une scène onirique qui lui confère son titre ("tête à effacer"), un rêve dans lequel la tête dHenry Spencer est éjectée du col de son costume pour être remplacée par celle de lomniprésent ftus, puis traverse le plancher au travers dune mare de sang pour chuter dans une rue où un garçonnet l'amène à un atelier dusine, le cerveau servant à fabriquer une gomme. Excédé par la place que prend sa progéniture souffrante, Henry finit par découper le bandage qui entoure le bébé, révélant des organes à vif, mais celui-là se met alors à grossir démesurément et lhomme se trouve propulsé dans son monde fantasmatique quil apercevait dans le radiateur, une scène de théâtre sur laquelle danse une fille bouffie entourée de cordon ombilicaux qui se tortillent comme des vers, et qui lui adresse un sourire naïf.
On le comprend aisément à la lecture de ce résumé, Eraserhead mélange labsurde et le surréalisme dans une imagerie très organique accompagnée dune bande son de bruits industriels que Lynch a mis un an à créer, convoquant au travers de son symbolisme lévocation dun monde dénaturé, dépourvu de sens, ainsi que langoisse de la paternité dans un environnement qui semble menacer la santé ce qui nempêcha pas le réalisateur davoir quatre enfants avec des femmes différentes. Le film est introduit par un prologue montrant un homme au visage grêlé dans une pièce en ruine regardant au-dehors par une fenêtre cassée et poussant un levier qui déclenche léjection dun cordon ombilical, laissant au spectateur le choix de décider sil sagit dun démiurge, dun Dieu créateur, ou bien dun responsable dune catastrophe industrielle il est incarné par Jack Fisk, ami de David Lynch, ayant contribué avec son épouse lactrice Sissy Spacek (Carrie) au financement dEraserhead lorsque lAmerican Film Institute a cessé dapporter son concours financier au vu des premiers échantillons du film qui avaient fortement déplu.
Luvre a en revanche attiré lintérêt du producteur Mel Brooks qui a produit son deuxième long-métrage, également en noir et blanc, Elephant Man (The Elephant Man) Eraserhead est dailleurs ressorti en France sous le titre de Labyrinth Man dans lespoir illusoire de favoriser un rapprochement entre les deux uvres dans lesprit du public. Le personnage principal est inspiré dun Britannique affligé de difformités congénitales très marquées ayant réellement existé, Joseph (dit John) Merrick qui se produisait dans les spectacles jusquà ce quils fussent interdits par les diverses autorités européennes. Trahi par son impresario, abandonné en France et délesté de ses économies, le "phénomène humain" incarné par John Hurt, maquillé par Christopher Tucker, finit après une cohue attisée par une curiosité malsaine par retrouver le chirurgien qui avait décrit son cas grâce à sa carte de visite, présentée aux policiers, quil avait conservée, ses déformations lempêchant de pouvoir se faire comprendre oralement.
Lhistoire du film est romancée, notamment parce quelle se base sur le récit quen a livré le véritable Docteur Frederick Treves (Anthony Hopkins) qui se présente comme un bon samaritain ayant sauvé dexploiteurs cruels un être infortuné à linverse, des pièces de théâtre lont dépeint comme un personnage cynique ayant exploité laspect spectaculaire dun malade incurable pour sa propre notoriété (il a dailleurs été incarné parfois sans maquillage pour laisser transparaître une condition humaine universelle par des acteurs comme David Bowie en Angleterre et Wilfried Baasner en Allemagne). La vérité a été établie dans une étude, La véritable histoire de LHomme-éléphant, qui établit que les forains nétaient pas si vils que celui incarné à lécran par Freddie Jones et que le chirurgien avait rendu à son propriétaire "son" phénomène après lavoir simplement décrit en tant que cas clinique et interprété son inintelligibilité comme de larriération mentale, avant de le retrouver dans les circonstances précitées. Ainsi, lintervention de Treves pour confier John Merrick à lhôpital, son enlèvement par le forain sestimant spolié puis sa rocambolesque évasion grâce à des nains procèdent de la fiction, de même que le prétendu suicide de cet homme très croyant est fort douteux, la rupture de la nuque étant selon toute vraisemblance accidentelle et sétait produite au petit déjeuner, et ne résultant donc pas dune tentative désespérée de « dormir allongé comme tout le monde » (il faut savoir que sa condition saggravait, sa tête devenant de plus en plus volumineuse).
La véritable réplique en papier de l'église St Philip attenante à l'Hôpital royal de Londres telle qu'elle existe toujours de nos jours, figurée à l'arrière plan sur la photo précédente, qu'assembla avec soin Joseph Merrick de sa seule main valide et qu'il offrit à l'une de ses bienfaitrices, la cantatrice Mrs Kendal (incarnée dans le film par Anne Bancroft). Il nen demeure pas moins que le film de David Lynch, à nouveau sur fond dunivers industriel, est une uvre sans défaut, cette évocation de ce destin singulier faisant sourdre naturellement lémotion jusquà lépilogue empreint de poésie, avec son souffle de vie quittant son corps souffrant pour prendre son envol, sur fond du bouleversant Adagio for strings de Samuel Barber. Pour son troisième long-métrage, David Lynch accepta le défi audacieux de passer du film intimiste à la direction dune uvre à grand spectacle, à fortiori ladaptation du célèbre roman Dune de Frank Herbert à laquelle avaient déjà dû renoncer Alejandro Jodorowski et Ridley Scott. En dépit des critiques injustes des adorateurs de la source littéraire, le cinéaste remporte son pari, en livrant un bon condensé de luvre, servi par la musique mystique de Brian Eno et de son groupe Toto et par le sens de lesthétique très travaillée du chef décorateur Tony Masters. David Lynch renia cependant son film en affirmant quil avait été privé du droit de décider du montage final.
Le réalisateur ne voulait pas faire de Dune un « film de monstres », aussi réduisit-il les apparitions des vers géants caractéristiques de la planète et lorsquils apparaissent à lécran, ils sont malheureusement pour lessentiel recouverts de sable. La scène douverture montre en revanche un impressionnant mutant, un Navigateur de la Guilde transformé par la précieuse épice dArrakis, lesquels napparaissent que dans les volumes suivants, constituant un des débuts les plus extraordinaires dans lhistoire du cinéma. La monstruosité est aussi présente au travers du repoussant Baron Harkonnen (Kenneth McMillan, assez méconnaissable) couvert de pustules purulentes comme le bébé dEraserhead.
Ladieu au Fantastique et le cheminement vers lhermétisme Comme David Cronenberg après La Mouche, David Lynch parut vouloir après Dune rompre avec létiquette du Fantastique qui lavait fait connaître. En dépit des différends avec le producteur sur ce dernier film, Dino de Laurentiis lui offrit une nouvelle opportunité en lui permettant de tourner Blue Velvet en 1986, un film mettant laccent sur la violence sous-jacente dans une petite ville de province, symbolisée par la découverte sur une pelouse dune oreille tranchée, et dont le réalisateur partagea alors durant plusieurs années sa vie avec son actrice principale Isabelle Rossellini. Bien que ne relevant pas à proprement parler du genre fantastique, le film fut présenté au Festival du film fantastique dAvoriaz dans la ligne dEraserhead qui avait obtenu le Prix de lAntenne dor en 1978 et dElephant Man qui se vit décerner le Grand Prix en 1981. Il se vit à son tour gratifié du Grand Prix tandis que La Mouche nhérita que du Prix spécial du jury, ce qui suscita quelque contestation chez les cinéphiles, et même si les critiques louèrent une mise en scène étudiée générant un climat oppressant, il est patent quà linverse du film concurrent de David Cronenberg, David Lynch sest affranchi du Fantastique explicite, dont il demeura définitivement éloigné son concurrent y reviendra occasionnellement avec Existenz puis beaucoup plus tard avec lassez malsain et déconcertant Crimes of the Future, homonyme dun de ses premiers longs-métrages expérimentaux. Dorénavant, donc, David Lynch préférait se cantonner au registre de lInsolite, quil exprimait au travers des spécificités variées de sa mise en scène et des expérimentations narratives. En 1990, Sailor et Lula (Wild at Heart) est moins retenu, sapparentant à une version très colorée, bruyante et ultra-violente de Roméo et Juliette qui préfigure le cinéma de Quentin Tarantino. Au début des années 1990, il profita dune grève des scénaristes pour proposer son feuilleton Twin Peaks qui, sous couvert dune enquête visant à établir les responsabilités dans la mort de Laura Palmer (Sheryl Fenn) dont le cadavre dévêtu a été trouvé sur une voie ferrée, amène à faire la connaissance des différents habitants quelque peu pittoresques de la petite ville éponyme « aux pins jumeaux », dont certains peu recommandables comme lhomme daffaires incarné par lacteur Richard Beymer ou le propre père de la défunte joué par Ray Wise (Robocop, Labîme) qui finit par se dévoiler sous un jour assez inquiétant. David Lynch y apparaît lui-même en tant quenvoyé du FBI malentendant, dans des séquences dun intérêt discutable pour le film de Spielberg The Fabelmans, il endossera le rôle du réalisateur John Ford. La série sachève sur une tonalité psychédélique semblant ouvrir sur une autre dimension peut-être liée à un lieu sacré amérindien et dont paraissent surgir régulièrement un nain mystérieux et un géant patibulaire. Le réalisateur donna un prologue cinématographique à la série en 1992, Twin Peaks : Fire Walk with Me, qui détaille la dernière semaine de Laura Palmer puis, vingt-six ans après le feuilleton originel, il ajouta une suite télévisée à la série, à la tonalité plus ouvertement ésotérique et mettant en scène un double maléfique.
En 1997, il signa son film le plus déconcertant, Lost Highway, à lintrigue opaque et décousue, dominée par la figure mystérieuse dun effrayant personnage interprété par Robert Blake. Deux ans plus tard, il renouait provisoirement avec un cinéma plus traditionnel sous forme de "road movie", daprès un scénario écrit par sa compagne Mary Sweeney, Une histoire vraie (The Straight Story, un titre original à triple sens puisque ladjectif désigne aussi bien la rectitude que la ligne droite et qu'il s'agit aussi du nom du personnage). Il narre la traversée effectuée sur sa tondeuse à gazon automobile par un vieil homme malade désireux de renouer avec son frère mourant auquel il na plus adressé la parole depuis des années, un voyage parsemé de rencontres avec des personnages originaux ou attachants, aventure mélancolique à laquelle le cinéaste confère une touche de sensibilité empreinte dhumaniste.
Le film suivant, Mulholland Drive en 2001, prend lexact contre-pied, revenant à une atmosphère plus pesante pour montrer le caractère superficiel de la société hollywoodienne dans laquelle une jeune actrice débutante (Naomi Watts) est introduite par une vedette amnésique (Laura Harris) quelle a secourue et qui lui laisse accroire quelle tisse avec elle une relation particulière. Le film sachève par une froide vengeance à lencontre de celle qui la séduite puis humiliée. Son ultime film, Inland Empire, entremêle plusieurs intrigues de manière absconse à la manière de Lost Highway, et à la différence de Mulholland Drive, il savéra être un échec commercial qui amena le réalisateur à renoncer au 7ème art. Dès lors, il se concentra sur dautres moyens dexpression comme la photographie.
Personnalité assez atypique, David Lynch pouvait sembler quelque peu hermétique à la manière de certaines de ses réalisations, et jusquà refuser de communiquer aux producteurs le scénario du film quils produisaient. Il attachait une importance particulière à la bande-son, ayant réalisé une nouvelle piste sonore pour les bruitages dEraserhead à loccasion de sa ressortie. Pour Elephant Man, John Morris lui proposa une très belle partition, en complément du sublime Adagio for strings de Samuel Barber. Pour Dune, le groupe Toto signa une composition tout à fait remarquable. Lorsque David Lynch rompit avec le fantastique, il rencontra celui qui deviendra son compositeur attitré et contribuera grandement à latmosphère de ses films, Angelo Badalamenti, avec ses belles mélodies envoûtantes au synthétiseur, qui nous introduisent dans la petite ville de Twin Peaks ou accompagnent puissamment lémotion suscitée dans Une histoire vraie. Celle composée pour Mulholland Drive, tout en nétant pas dysharmonieuse, est incroyablement sombre, presque tétanisante, comme une nappe dangoisse et de désespoir qui recouvre tout, au point quelle fut utilisée pour illustrer un documentaire sur lassassinat déguisé en suicide de Frank Olson, un chercheur qui voulait dénoncer dans le cadre du "Projet artichaut" lutilisation par la CIA de prisonniers de guerre pour tester des substances psychotropes dangereuses. David Lynch reconnaissait être un grand fumeur, pratique ayant entraîné de graves difficultés respiratoires. À loccasion des incendies ayant ravagé Los Angeles, il fut évacué de son domicile mais les fumées toxiques aggravèrent son emphysème auquel il finit par succomber le 15 janvier 2025 à lâge de 78, bien triste ironie que de périr démanations de feux ravageurs lorsquon pense au titre original de son adaptation cinématographique, « Le feu marche avec moi ». Jean-François Berreville Retrouvez plus d'hommages et de références sur le blog de Jean-François Berreville, dans la page sur David Lynch il y a aussi Jeannot Szwarc et ses vilaines bêtes et également l'acteur Peter Jason. |
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